Une renonciation à recettes n’est pas normale du seul fait de sa conformité à l’objet social.
Dans son arrêt CE 22-7-2022 n° 444942, le Conseil d’Etat a jugé que la seule circonstance qu’une renonciation à recettes soit conforme à l’objet social de l’entreprise ne la fait pas relever d’une gestion normale.
Dans cette affaire, une société de droit suisse, la société Phoenix Union Co, assimilable à une société par actions de droit français, et dont l’objet social est l’acquisition, la vente et la location de tous biens immobiliers et notamment la mise à disposition gratuite de ses immeubles à ses actionnaires, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er janvier 2011 au 31 décembre 2012, à l'issue de laquelle l'administration fiscale a notamment estimé que cette société avait commis un acte anormal de gestion en renonçant à percevoir des loyers en contrepartie de la mise à disposition, au bénéfice de son unique associé et à titre gratuit, de deux appartements dont elle est propriétaire, situés à Cannes, et qu'elle était passible de l'impôt sur les sociétés en France à raison de ces bénéfices.
La société a demandé au tribunal administratif de Nice de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2011 et 2012, de la retenue à la source qui lui a été réclamée au titre des années 2011 et 2012, ainsi que des pénalités correspondantes.
Par un jugement n° 1505132 du 29 octobre 2018, le tribunal administratif de Nice a rejeté sa demande. La requérante se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 30 juin 2020 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille a rejeté son appel contre ce jugement.
En cassation, le Conseil d’Etat a considéré que la seule circonstance qu’une renonciation à recettes par une société de capitaux au bénéfice de ses associés serait conforme à l’objet social de l’entreprise n’est pas à elle seule de nature à faire regarder cette renonciation comme étant dans l’intérêt propre de l’entreprise, ni que satisfaire par cette gratuité l’un des objets pour lequel la société a été créée soit une contrepartie suffisante.
Le Conseil d’Etat a ainsi jugé qu’en mettant deux appartements à la disposition gratuite de son unique associé une société avait renoncé sans contrepartie à percevoir des recettes qu’une gestion normale de ses biens eût procurées.
Rappelons que l’acte anormal de gestion est celui qui met une dépense ou une perte à la charge de l’entreprise ou qui la prive d’une recette sans être justifié par les intérêts de l’exploitation. D'une manière générale, l'acte anormal de gestion est celui par lequel une entreprise décide de s'appauvrir à des fins étrangères à son intérêt (CE plén. 21-12-2018 n° 402006). C’est une construction jurisprudentielle qui déroge au principe de la liberté de gestion.
Ainsi, si en principe, le dirigeant d’une entreprise doit pouvoir juger de l’opportunité de sa gestion, sans que l’administration fiscale puisse critiquer son choix (par exemple décider de financer un investissement par l’emprunt plutôt que sur ses fonds propres), cela n’empêche pas l’administration fiscale de faire référence à la notion d’acte anormal de gestion et de procéder à la rectification de certaines opérations. C’est le cas par exemple des sommes facturées à l’entreprise pour des prestations fictives (CE 2 mars 1988 n° 45625), de prise en charge de frais incombant à des entreprises tierces sans aucune contrepartie (CE 18 novembre 1985 n° 51321), des dépenses dont le montant est excessif, ou encore, la cession d’un élément de l’actif à un prix minoré.
Ont été qualifiés d’actes anormaux de gestion, des travaux effectués par l’entreprise dans des locaux appartenant à son dirigeant, dès lors que ces travaux ne sont pas utiles ou affectés à l’exploitation (CE 24 juin 1987). Il y a acte anormal de gestion lorsque des rémunérations sont versées à un salarié attaché au service personnel du dirigeant de l’entreprise (CE 27 octobre 1986). Le fait de renoncer à obtenir une contrepartie lors de la signature d’une concession de licence de marque (CE 26 septembre 2011), ainsi que l’acquisition par une société d’un brevet, dont l’inventeur est son propre PDG, alors que la société n’est pas en position d’exploiter le brevet du fait de son objet social et de ses difficultés financières (CE 17 octobre 2003), constituent des actes anormaux de gestion. Un surprix payé sans justification à un fournisseur étranger constitue un a acte anormal de gestion (CE 25 mars 1983).
Lorsque l’administration invoque le caractère anormal d’un acte de gestion, c’est à elle d’apporter la preuve que cet acte n’a pas été accompli dans l’intérêt de l’entreprise.
Dans un arrêt du 4 juin 2019, le Conseil d’Etat a jugé que pour démontrer le caractère anormal d’une cession à prix minoré d’un élément de l’actif circulant, l’administration fiscale doit établir non seulement l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale du bien cédé et son prix de vente, mais aussi, et surtout l’intention de l’entreprise d’agir contre son intérêt. Cette décision rendue à propos de la cession d’un élément de l’actif circulant ne prend pas la même la position que celle adoptée par le Conseil d’Etat concernant la cession d’une immobilisation. Le Conseil d’Etat ne transpose donc pas la solution retenue en cas de cession d’une immobilisation.
Ainsi, s’agissant d’une cession d’un actif circulant, il appartient, en règle générale, à l’administration d’établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer ce caractère anormal. Or, dans sa décision Société Croë Suisse, (CE plén. 21-12-2018 no 402006), le Conseil d’Etat a jugé qu’en démontrant l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale d’un actif immobilisé et son prix de cession, l’administration établit le caractère anormal de la transaction de façon suffisante, et qu’il appartient ensuite à l’entreprise de renverser cette présomption en justifiant que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans son intérêt, soit que l’entreprise se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie. Cette position qui rend les choses plus simples pour l’administration fiscale, lorsque la cession porte sur une immobilisation, n’est pas celle qui est retenue lorsque la cession porte un élément de l’actif circulant.
Il faut noter que dans sa décision du 11/03/2022 ( CE 8ème et 3ème chambres réunies, 11/03/2022, N° 453016), le Conseil d’Etat a rappelé que s'agissant de la cession d'un élément d'actif immobilisé, lorsque l'administration, qui n'a pas à se prononcer sur l'opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, soutient que la cession a été réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale qu'elle a retenue et que le contribuable n'apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l'acte de cession si le contribuable ne justifie pas que l'appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l'intérêt de l'entreprise, soit que celle-ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu'elle en ait tiré une contrepartie.
CE 22-7-2022 n° 444942.
Arnaud Soton
Avocat fiscaliste
Professeur de droit fiscal